Hommage à Jean d’Ormesson

Le guetteur du plaisir de Dieu

« Bien avant Balzac et Proust, ce sont les ombres de mon propre passé qui m’ont d’abord fait rêver aux aventures des hommes.

Tout à coup, ma famille apparaissait dans l’histoire. Elle sortait de la nuit, brutalement. Le roi, par un coup de génie, ou peut-être seulement le frère du roi, entraînait vers l’Orient le premier  de notre nom. Quel joli début dans le monde ! Des tortures affreuses, des têtes qui volent en éclats, la peste et la lèpre : c’était Éléazar, le chef de la maison, maréchal de la foi et de l’armée de Dieu. Les maniaques d’une vérité pourtant toujours incertaine et qui ne cessait de varier tout au long de l’histoire devaient s’empresser de m’apprendre que le grand Éléazar, l’orgueil de la tribu, était une assez basse – ou peut-être haute – fripouille. Il paraît qu’on ne le vénérait guère aux environs de Damas, ni entre Tyr et Sidon.

Par une espèce de mystère que nous ne cherchions pas à percer, les Grecs et les Romains étaient pourtant nos ancêtres. Nous nous reconnaissions en eux, dans leur violence bien élevée, dans leur insolence comme il faut, dans leur supériorité un peu hautaine, et une familiarité lointaine s’établissait entre nous : oncle Alcibiade et oncle Régulus. Nous ne donnions pas beaucoup dans ces fumeuses théories qui font remonter aux Germains la pureté de la race. La philosophaillerie ne prenait pas, chez nous. Nous avions l’esprit clair, et nous mettions le bon sens au-dessus du génie, la lumière et le soleil de la Méditerranée au-dessus des brumes du nord. Nous ne faisions pas grand cas des penseurs. Nous aimions les peintres, les architectes, les hommes de guerre et de Dieu. Mon grand-père parlait de Rome et d’Athènes, qu’il ne connaissait pas, comme s’il y avait vécu toute sa vie.

Nous descendions, pêle-mêle et de loin, des bâtisseurs de l’Acropole, des légions de César, et d’un révolutionnaire juif dont nous adorions le nom presque à l’égal du nôtre. Tout le reste ne comptait pas. Qu’avions-nous à faire des Aztèques et des Incas, qui étaient entrés après nous dans le tourbillon de ce monde ? Les nègres, les Esquimaux, les jaunes, nous savions, bien sûr, qu’ils existaient, mais nous n’en avions jamais vu. Il fallut attendre l’Exposition coloniale pour permettre à un vrai nègre de rencontrer ma grand-tante. Elle en fut d’ailleurs charmée.

Les Américains eux-mêmes n’étaient que de grands enfants mal élevés, dont on ne pouvait parler sans sourire. « C’est une nation si jeune… », disait des États-Unis, avec un air rêveur, une voisine de campagne qui se voulait à la page. « L’ennui, disait mon grand-père, c’est qu’elle rajeunit tous les jours ».

Il n’y avait qu’une race, en dehors de la nôtre, pour mériter de l’attention, et peut-être même quelque estime : c’était les Chinois. Ils avaient inventé la poudre, la boussole, les feux d’artifice, les cerfs-volants, et il n’était pas interdit de voir dans les Mandarins, installés depuis toujours dans leurs traditions immuables, des espèces de collègues savants, ironiques, silencieux et lointains, mi-complices, mi-cousins, que le culte des ancêtres et un individualisme forcené écartaient à jamais de ces menaces de révolution qui pesaient sur l’Occident depuis Luther et Cromwell.

(…) Moi, je ne compte pas beaucoup dans cette histoire du monde et des miens. Curieux de l’avenir, fidèle au passé, je reste le témoin, une espèce de vigie qui regarde ce qui se passe. Le spectacle, bien souvent, ne prête pas vraiment à rire. Mais il m’amuse et je l’aime. Parmi les choses et les hommes, avec tendresse et ironie, je suis, j’essaie d’être, sous les rafales du vent de l’histoire, le guetteur du plaisir de Dieu.