La vie dans une villa gallo-romaine

D’après une lettre de Sidoine Apollinaire (430-486) à son ami Domitius

Veux-tu tout connaître du domaine où je t’invite? Il se trouve à Avitacum [Aydat, au sud de Clermont-Ferrand], une terre qui m’est d’autant plus chère qu’elle me vient de ma femme. Nous y vivons en famille, dans une douce concorde ; Dieu protège notre bonheur, ou peut-être quelque féerique enchantement. Au couchant, s’élève une montagne escarpée et un cercle de collines plus basses. Une vallée s’ouvre entre elles, qui se termine à l’entrée de notre maison, orientée à la fois au nord et au midi.

Au sud-ouest, un bain est adossé à une montagne boisée : lorsqu’on abat les arbres qui l’ombragent, ils roulent comme d’eux-mêmes jusqu’à l’entrée du four où l’on fait chauffer l’eau. Cette pièce est de la même grandeur que la salle des parfums [salle où l’on rangeait les huiles et les parfums utilisés par les baigneurs] qui l’avoisine, si toutefois l’on excepte le demi-cercle d’une cuve assez grande, dans laquelle l’eau bouillante arrive par des tuyaux de plomb qui traversent les murs. La lumière ruisselle dans cet appartement, et augmente encore la pudeur de ceux qui s’y baignent. À côté se trouve le bain froid, aussi vaste que celui d’une piscine publique ; c’est une salle carrée, de proportions agréables et couverte d’un toit conique, dont les côtés sont revêtus de tuiles creuses ; elle peut contenir autant de sièges que le bord demi-circulaire de la cuve reçoit de personnes. L’architecte a percé deux fenêtres à l’endroit où commence la voûte, afin que l’on puisse admirer le plafond. Un enduit d’un blanc lumineux recouvre les murs intérieurs, sans aucune peinture obscène, ni histrions portant un masque ridicule, ni lutteurs aux attitudes apprêtées. Seuls quelques vers simples attirent à l’entrée l’attention des visiteurs.

On ne trouve chez moi ni marbres de Paros ou de Carystos [ville de l’île d’Eubée], de Phrygie ou de Numidie, dont les teintes variées figurent des rochers et des précipices. Mais notre humble habitation offre du moins la fraîcheur naturelle du pays. Mais pourquoi ne pas te dire ce que nous avons, plutôt que ce que nous n’avons pas ? Au sortir des bains chauds, des passages voûtés ouverts dans le mur conduisent à une piscine extérieure, qui contient environ 175 000 litres d’eau. Au milieu, s’élèvent de ces colonnes que les plus habiles architectes appellent la pourpre des édifices. Six tuyaux amènent l’eau du sommet de la montagne ; ils sont terminés chacun par une tête de lion si bien exécutée, que les personnes qui entrent sans être prévenues croient réellement voir des dents prêtes à les dévorer, des yeux étincelants de fureur et une crinière qui se hérisse. En sortant, on trouve devant soi l’appartement des femmes, le garde-manger et la salle où l’on file la toile.

Un portique, soutenu de simples piliers ronds, s’ouvre sur le panorama du lac. Près du vestibule, une longue allée couverte mène à une salle d’une admirable fraîcheur. La troupe bavarde des clientes et des nourrices se hâte, lorsque les miens et moi avons gagné la chambre à coucher, de venir s’y reposer sur des sièges placés exprès. De cette galerie, on passe dans l’appartement d’hiver ; là un feu, quelquefois très grand, noircit de suie la voûte de la cheminée. Mais à quoi bon tous ces détails, puisque c’est en été que tu dois venir chez nous ?

De l’appartement d’hiver on passe dans une petite salle à manger, d’où l’on découvre presque tout le lac ; et on peut aussi, depuis ce lac, apercevoir la salle. Elle offre un lit pour le repas et un très beau buffet. Au-dessus, une terrasse, à laquelle on monte du portique par un large escalier, permet de jouir à la fois des plaisirs de la table et d’une vue délicieuse. L’eau de notre fontaine est renommée pour sa fraîcheur ; tu verras soudain, quand elle sera versée dans les vases, se former des taches de neige, et une buée subite obscurcira l’éclat des coupes. Sous tes yeux, les pécheurs feront avancer leur nacelle en plein lac, jetteront leurs filets soutenus par des morceaux de liège, ou lanceront leurs lignes armées d’hameçons, dans lesquels la nuit viendront se prendre les truites.

Le repas fini, tu seras reçu dans un appartement que sa fraîcheur rend très agréable en été. Comme il est exposé au seul aquilon [nord], il laisse entrer le jour sans être incommodé du soleil : à côté est une autre petite pièce, dans laquelle les valets viennent faire la sieste. Qu’il est doux ici d’entendre, aux heures les plus chaudes, le bruit des cigales ; le soir, le coassement des grenouilles dans le silence nocturne ; à l’aube, le chant des cygnes, des oies et des coqs, puis les cris des corbeaux, la voix de Philomèle [le rossignol] cachée sous le feuillage et les gazouillements de Progné [l’hirondelle] sur les branches touffues ! A tous ces bruits, se mêlent encore les sonnailles des troupeaux, les sons rustiques de la flûte à sept trous avec laquelle les bergers de nos montagnes se disputent le prix du chant. Ce concert paisible favorisera ton sommeil !

En sortant du portique, une verte pelouse descend vers les rives du lac. À quelque distance, se trouve un bois ouvert aux passants et deux larges tilleuls, dont les feuillages réunis forment un ombrage, à l’ombre duquel nous pourrons jouer à la balle, puis aux dés pour nous délasser de notre fatigue.

Après la description du bâtiment, je te dois celle du lac. L’endroit vers lequel il prend sa source présente un sol marécageux, rempli de précipices et tout à fait inaccessible ; il s’y amasse une quantité de limon. De tous côtés jaillissent des sources d’eau froides et les bords sont couverts d’algues. Lorsque l’onde est tranquille, de petites barques sillonnent la surface mobile du lac, mais que s’élève un tourbillon du côté du midi, les flots s’enflent d’une manière prodigieuse et passent avec fracas au-dessus de la cime des arbres. Le lac a dix-sept stades de long [environ 3 km]. Il reçoit une rivière dont les eaux, brisées contre les rochers, paraissent toutes blanches d’écume, et continuent à couler vers l’est au-delà du lac. Les poissons qu’elle apporte y trouvent une nourriture abondante et grossissent rapidement ; la blancheur de leur ventre fait ressortir la couleur rosée de leur chair.

A droite, les rives sont couvertes de bois ; à gauche, l’espace est uni, découvert et tapissé d’herbes. Vers le sud-ouest, les arbres dont le feuillage s’étend au-dessus de l’eau, en font paraître la surface entièrement verte. Du côté de l’orient, une autre couronne d’arbres colore aussi les flots d’une teinte verdâtre. Au nord, les eaux conservent leur aspect naturel. Vers l’ouest, les bords sont remplis d’arbrisseaux de toute espèce, courbés souvent par le passage des barques ; tout près, des touffes de joncs et les plantes grasses du marais. Au milieu du lac se trouve une petite île, où s’élèvent, sur de grosses pierres naturellement amoncelées, des rames brisées qui servent de borne à de nombreuses courses navales ; c’est là que les bateliers viennent faire de joyeux naufrages. Nos aïeux avaient coutume d’imiter en cet endroit les naumachies que la superstition troyenne avait établie à Drepano [Trapani en Sicile].

La campagne est parsemée de bosquets, de prairies émaillées de fleurs, de pâturages où abondent les troupeaux. Mais je vais achever ma lettre, de crainte que l’automne ne te trouve encore occupé à la lire. Hâte-toi de venir par toi-même juger de la beauté de notre campagne. Vale.

 

Construire une maison gallo-romaine